La Dynastie husseinite par Mohamed Hédi Chérif

« Le Tricentenaire de la dynastie husseïnite est une date importante dans l’histoire de la Tunisie »

Entretien conduit par Noura BORSALI

Mohamed-Hédi Chérif est professeur émérite d’Histoire à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tunis, ex-doyen de la même faculté (1987-1990) et spécialiste de l’histoire moderne et contemporaine. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé :  » Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn bin `Ali (1705-1740)  » (Publications de l’Université de Tunis, 1984), d’une étude intitulée :  » H’ammûda Pacha Bey et l’affermissement de l’autonomie interne ‘; in « Les Africains » , t.1, 1977 et  d’autres travaux sur la dynastie husseïnite,  la Tunisie moderne (fin XVIè siècle-1881) et le mouvement national.

Comment expliquez-vous que le tricentenaire de la dynastie husseïnite (15 juillet 1705 – juillet 1957) ait été passé sous silence ?

Le tricentenaire de la dynastie husseïnite est important. C’est une date dans l’histoire de la Tunisie mais c’est un peu loin. Et depuis, beaucoup d’évènements se sont passés. Et n’oublions pas que la dynastie husseïnite était responsable de la faillite du régime en 1881. Elle nous a valu le protectorat français. Alors, je pense qu’on cherche à oublier cette histoire. Mais cela n’em­pêche pas de considérer que l’installation de la dynastie husseïnite est, comme je l’ai dit plus haut, une date importante dans l’histoire de la Tunisie. Et cela vaut la peine de rappeler cet évènement

Quand on évoque les beys de finis, on a tendance à se les représenter d’une part comme des monarques vieux et impotents, et d’autre part comme des souverains faibles et compromis avec les puissances étrangères. Ne trouvez-vous pas que cette vision négative est injuste à l’égard de ceux qui ont régné durant deux siècles et demi et posé les jalons de l’Etat moderne, en dépit de toutes les aberrations qu’avaient connues parfois leurs règnes?

Je pense qu’il s’agissait, en effet, de la construction de l’État moderne. Les beys ont défendu l’indépendance de la Tunisie notamment vis-à-vis de nos amis et voisins turcs d’Alger. Parce qu’à Alger, le régime était resté turc alors qu’en Tunisie, le régime beylical s’était tunisifié, et ceci depuis le XVIIème siècle, depuis les beys mouradites qui avaient précédé les Husseïnites. Pour un certain nombre de beys, la vision ne peut être que négative. Par exemple, Mohamed Sadok, le dernier bey avant le protectorat, celui qui a signé le traité du Bardo, était occupé par ses propres plaisirs et entouré de piètres personnages comme Mustapha Ben Ismaïl. Mohamed Sadok Bey a conservé cette équipe jusqu’au bout. Et quand la France voulait écarter Ben Ismaïl, il a pleuré parce que c’était son favori. Par rapport aux autres beys, vous savez que la règle de succession dans la dynastie husseïnite était ce qu’on appelait  » le tanistry  » selon lequel le plus vieux de la famille montait sur le trône. Cette règle condamnait en effet le bey à être vieux. Les premiers beys ont pu avoir le pouvoir aux alentours de la cinquantaine, comme Husseïn Ben Ali et son successeur Ali Pacha. Ce dernier bey était trop énergique et parfois injuste alors qu’il était peut-être le plus savant des beys de Tunisie car il a eu le temps de lire énormément durant son exil en Algérie. Mais malheureusement, comme le clan pachiste a été vaincu, ce bey a été victime de l’histoire. Et c’est aujourd’hui qu’on essaie de voir ce qu’était réellement Ali Pacha. Il a aussi tenu tête aux puissances européennes tout en leur faisant justice, par exemple à propos de l’importation des matières premières de certaines denrées essentielles comme la chéchia qui rapportait beaucoup d’argent. Ces matières premières étaient, en effet, importées par des négociants français. Ali Pacha obligeait les marchands tunisiens à payer leurs dettes aux fournisseurs des matières premières en dépit des quelques difficultés qu’ils avaient à le faire. Par ailleurs, ce bey a fait la guerre à la France en 1742 à cause du comptoir de Cap Nègre par où étaient exportés les blés, les céréales vers le Sud de l’Europe qui en avait un besoin urgent durant l’époque moderne. De même qu’il a fait la guerre à l’Algérie et a chassé les Turcs d’Alger en 1746, sous les murs du Kef. Mais, en 1756, ils ont envahi de nouveau Tunis et ce furent des scènes d’horreur. Il s’en est suivi que les gens de Tunis et ceux qui connaissaient cette histoire étaient devenus des adeptes de la monarchie husseïnite qui les a défendus.

 

Lorsqu’on évoque leur règne, on croit qu’ils s’y sont éternisés. Or, le plus long règne a duré 32 ans (celui de Hammouda Pacha) et le plus court quelques mois (celui de Othman Bey). Mokhtar Bey a calculé la moyenne de leur règne qui n’atteint que 13 ans et 17 jours. La monarchie ne rivalise-t-elle pas avec la république ?

Quelle république ? La monarchie a été très inégale. Il y a eu des beys qui ont régné trente ans et d’autres comme Othman Bey trois mois. Toutefois, il n’y a aucune comparaison entre la Tunisie beylicale et la Tunisie de l’après-indépendance parce que les beys défendaient leurs intérêts propres et que leurs favoris avaient le pouvoir. Une thèse, celle de Mme Blili, qui vient d’être soutenue, a montré le rôle du harem dans cette politique. Ce qui n’est pas le cas de l’indépendance.

 

Il y a eu des beys qui ont été séduits par la civilisation occidentale comme Ahmed Bey (1837-1855) et d’autres de véritables orientaux comme son successeur Mohamed, dit M’hamed Bey (1855-1859), dont le goût raffiné d’oriental a marqué les admirables salles du harem du Bardo (3).

Tout comme le palais qu’il s’est fait construire à La Marsa et qui est aujourd’hui le siège de l’ambassade d’Angleterre. Ahmed Bey a été effectivement séduit par la civilisation occidentale. Sa cour comprenait des parents de sa mère qui était italienne, si bien qu’il a tenté d’imiter les Etats européens et de moderniser le pays. Mais, malheureusement, il a échoué pour un tas de raisons. Il existe un travail en anglais fort intéressant mais qui, malheureusement, n’a pas été traduit en français, c’est celui de Karl Brown :  » The Tunisia of Ahmed Bey « . Ce bey a essayé de moderniser l’armée, l’enseignement de la Zitouna et de construire des usines de draps à Jdeïda…C’est lui qui a ouvert l’école du Bardo pour former des officiers aptes à tenir devant une armée moderne et pris bon nombre d’initiatives modernisantes. De même que les mœurs de la cour ont été européanisées mais, malheureusement, il a échoué pour des raisons essentiellement financières. Le maître des finances était son ministre Mustapha Khaznadar qui n’était pas un exemple de probité, et Ben Ayed non plus. Ce dernier a dû fuir la Tunisie en 1852 avec une partie de la caisse.

Destitué le 21 octobre 1873, Khaznadar lui aussi a été traduit devant un Conseil spécial et condamné à restituer à l’Etat les sommes escroquées évaluées à 30 millions de francs.

Oui, tout à fait. Pour ce qui est des beys orientaux, M’hamed Bey était un véritable oriental. Au début de son règne, il y a eu un malheureux incident. Un Juif qui a tenu des propos malveillants vis-à-vis de la religion musulmane a été traduit devant le charâa qui l’a condamné à mort et M’hamed Bey l’a fait immédiatement exécuter. D’où interventions des forces navales anglaises et françaises qui lui ont imposé le Pacte Fondamental  » devant assurer l’égalité entre tous les habitants de la Tunisie quelle que fût leur confession, ainsi que la liberté de propriété et de commerce. M’hamed Bey ne comprenait pas ce qui se passait. Son meilleur conseiller était le cheikh Beyram qui n’était pas une lumière.

Quels sont, à votre avis, les beys qui ont marqué un tournant de l’histoire moderne de la Tunisie ? Et est- il juste de considérer le Bey Moncef comme le plus patriote et le plus nationaliste des monarques husseïnites

Oui, le Bey Moncef a été le plus patriote vu les circonstances de son règne mais aussi son éducation. Il a été élève à Sadiki et a eu des amitiés utiles. N’oublions pas qu’il était également le fils de Naceur Bey et a joué un rôle en 1922 quand il s’agissait de demander une certaine autonomie de la Tunisie. Moncef Bey est monté sur le trône au moment où la France était défaite et occupée. Ce qui lui a laissé les coudées libres pour réclamer non pas l’indépendance mais des réformes substantielles qui donneraient aux Tunisiens certaines fonctions essentielles. Comme patriotes, on peut citer aussi son successeur Lamine Bey qui, en 1949, a été gagné à cette cause par Salah Ben Youssef qui avait pour stratégie de rallier la cour à la cause nationaliste. Et de 1949 à 1951, Lamine Bey a appuyé les nationalistes et demandé que les Français assurent  » un peu de pain  » aux Tunisiens. Il y a eu, avant eux Ahmed Bey parce que la Turquie s’est réinstallée à Tripoli en 1835 et en a chassé la dynastie karameni (karemânli) qui s’est constituée de façon analogue à la dynastie husseïnite au début du XVIIIème siècle. Poussée par l’Angleterre, Istanbul a voulu obliger Ahmed Bey à lui verser un tribut et à être un sujet docile. N’oublions pas qu’officiellement la Tunisie était une régence c’est-à-dire une province de l’empire ottoman et que le Bey s’adressait au Sultan comme gouverneur de qui il recevait son firman d’investiture, mais toujours a posteriori. Istanbul acceptait le fait accompli. Ahmed Bey a donc refusé de se soumettre aux injonctions de la Turquie. Il y a eu alors diverses ambassades envoyées à Istanbul dont une dirigée par Sidi Brahim Riahi et une autre par le chroniqueur Ben Dhiaf qui, tous deux, ont défendu la cause de 1’autonomie tunisienne. On ne peut pas dire que Ahmed Bey était nationaliste parce qu’il n’y avait pas de nation à cette époque là. Toutefois, il a défendu l’autonomie de la Tunisie. Il y a eu aussi Hammouda Pacha qui a réussi à écarter la mainmise du Dey d’Alger sur la dynastie tunisienne. Hammouda Pacha était un bey plus ou moins éclairé selon l’époque et a réussi à défendre l’autonomie de la Tunisie. Pour ce qui est de Ali Bey, le deuxième souverain, il a, lui aussi, comme on l’a dit plus haut, défendu l’autonomie de la Tunisie et notamment son autonomie commerciale. Il a mené une guerre contre la France au moment où celle-ci était elle-même en guerre contre l’Angleterre et il a réussi à imposer ses conditions dont le bai­semain que les consuls européens refusaient à cette époque. Il a donc réussi à leur imposer le cérémonial de la Cour tunisienne.

Pour ce qui est de la question de la fondation de la monar­chie, quand on regarde de près les événements qui ont porté Husseïn Ben Ali au pouvoir en 1705, on s’aperçoit que rien n’indiquait qu’une monarchie avec, à la base, une famille régnante héréditaire, allait naître en Tunisie. Comment est-on passé au système monarchique ? En effet, il n’y avait pas de système monarchique. Husseïn Ben Ali avait succédé à Ibrahim Chérif, officier turc qui voulait re­ » turquiser  » le système politique en s’appuyant essentiellement sur les Turcs. Husseïn Ben Ali, à la suite de la défaite de Ibrahim Chérif qui fut fait prisonnier par les Turcs d’Alger en juillet 1705, a été sollicité par les officiers turcs et les hommes de religion de Tunis parce que, ne l’oublions pas, il était le kéhia du Bey. On dit toujours qu’il était le commandant des spahis, oui il l’a été au début de sa carrière avant de grimper dans les grades pour devenir par la suite le kéhia du Bey, du dernier bey mouradite, le sinistre Mourad III et ensuite le kahia d’Ibrahim Chérif. Après des hésitations, il a accepté de prendre le pouvoir et a réussi, pendant des années, à pacifier le pays et à faire œuvre utile notamment dans le domaine hydraulique et dans celui des voies de communication. Husseïn Ben Ali était fondateur d’une dynastie dans la mesure où il a réussi pendant vingt­ cinq ans à tenir la situation en main et à rendre viables le régime et le pays

Était-ce déjà les prémisses d’un Etat tunisien ?

Pour ce qui est de l’État en Tunisie, il ne faut pas oublier qu’il y a eu une dynastie qui y a régné trois siècles, du X1IIème au XVlème siècle, celle des Hafçides qui, à mon avis, ont commencé à constituer une certaine entité ifrikiyenne qui englobait une partie du Constantinois : à titre d’exemple, le sultan hafçi­de avait un représentant à Béjaïa. Et c’est cette entité que les Turcs, après leur conquête de l’Algérie, ont réduite à la Tunisie actuelle. Pour ce qui est de la conscience d’appartenir au pays, nous sommes gênés de parler d’une entité tunisienne parce qu’une bonne partie des habitants étaient des tribus attachées a leurs propres identités et qui subissaient le pouvoir beylical sans pouvoir le contrer. Là où un certain patriotisme tunisien commençait à se dessiner, c’était au niveau des cités et surtout de Tunis, menacée par les Turcs d’Alger, voire conquise par eux en 1756 dans des conditions pénibles. Les habitants de Tunis se sont regroupés autour du Bey Ali, le fils de Husseïn Ben Ali que les vainqueurs ont remis sur le trône.

La dynastie husseïnite s’est construite dans la violence à cause de la question de la succession. Ce fait a abouti à des troubles et à des guerres sanglantes, à des têtes de beys décapitées, à des empoisonnements etc…La Cour a été dominée par les ambitions personnelles, la soif du pouvoir (Ali Pacha et ses trois fils) allant jusqu’à déstabiliser la Régence. Comment expliquez-vous cette violence sanglante qui a caractérisé les débuts du règne husseïnite ? Oui, il y a eu violence au début. La dynastie avec Ali II (1759­1782), fils de Husseïn Ben Ali et Hammouda Pacha (1782­1814), a réussi à stabiliser la situation. Mais, depuis la crise de 1815-1830 au cours de laquelle les puissances européennes ont imposé leurs intérêts au Bey de Tunis, la situation s’est dégradée sur le plan politique et économique. Si Ahmed Bey était l’initiateur des réformes, M’hamed Bey qui lui a succédé était l’homme du passé et Sadok Bey n’était pas du tout à la hauteur de ses responsabilités. Mais la Tunisie est entrée, depuis, dans une crise du fait de l’intrusion des puissances européennes. Quant à la violence, c’était l’époque qui le voulait et aussi l’expérience turque. Savez-vous que jusqu’à Soliman le Magnifique, on tuait systématiquement les frères du sultan pour qu’il n’y ait pas de concurrence et de guerre civile ? Par la suite, on se contentait de les placer dans une sorte de prison dorée qu’on appelait  » le kafès » (la cage). On leur envoyait des  » Iljias  » (des odalisques) niais ils ne pouvaient guère quitter leurs cages dorées. La violence, c’était les murs turques (presque tout autant qu’en Europe, mais d’une autre façon).

Les premiers beys ont fini décapités, tués dans leur lit ou empoisonnés. Qu’est-ce qui a fait que cette violence, qui a marqué la succession au trône, a disparu après Hammouda Pacha?

 

Oui, à partir de janvier 1815, il n’y a plus eu d’assassinats. Mais le dernier mot revenait aux grandes puissances comme la France et l’Angleterre qui ont imposé une certaine stabilisation de la situation, mais non pas au profit des autochtones. A l’intérieur, il y avait toujours cette armée beylicale, la  » mah’alla « , qui parcourait le pays pour pressurer les populations tribales ; les violences continuaient à l’intérieur du pays au point que certaines de ces tribus ont menacé de demander la protection de la France. Et n’oublions pas qu’à partir de 1847-48, les gens riches et les négociants ainsi que les grands du pays se mettaient sous la protection des puissances européennes. Chacun choisissait sa puissance : l’Angleterre, la France et même la Russie … Certains ont pris la nationalité anglaise. La stabilisation du régime a été faite par les puissances étrangères et à leur profit.

Henri Cambon, dans son ouvrage        Histoire de la Régence de finis », a établi un arbre généalogique de la dynastie et présenté les premiers beys, de Hussein Bey à Med Sadok Bey, comme  » élus  » et, à partir du protectorat, les autres souverains comme  » nommés « . Qu’en pensez-vous ?

Elus ? C’est trop dire. Les premiers beys étaient choisis par leurs prédécesseurs ou imposés de l’extérieur. Par exemple, les fils de Husseïn Ben Ali ont été ramenés dans les fourgons de l’armée turque d’Alger. Une distinction s’impose entre la Tunisie où il y avait une dynastie tunisienne, hafçide etc… et l’Algérie que les Turcs continuaient à dominer et à gouverner au point que le Dey d’Alger devait nécessairement être natif de la Turquie. Ces Turcs d’Alger ont livré des guerres aux Beys de Tunis qui ont essayé de se défendre comme ils pouvaient. Et, petit â petit, est né un patriotisme, on ne peut pas dire national, mais tunisien symbolisé par les Beys, C’est ainsi que les beys s’étaient tunisifiés, et en dépit de ce qu’on a écrit, par ailleurs, comme dans la thèse de Mme Blili qui a considéré que l’otto­manisation du régime a continué. Ce qui est, â mon avis, exagéré.

De l’instauration d’une monarchie héréditaire absolue, on est passé à une monarchie libérale, voire constitutionnelle. Certains expliquent cette évolution de la monarchie et la  » dynamique institutionnelle  » qu’elle a connues par la promulgation du  » Pacte fondamental  » (le 9 septembre 1857) et de la Constitution (le 26 avril 1861), par l’influence des idées libérales et républicaines (révolution de 1848 en particulier), et d’autres l’attribuent à l’influence des réformes ottomanes de 1839 et de 1856. Qu’en pensez-vous ?

Les réformes ottomanes y ont eu leur part. Mais je pense que le  » Pacte Fondamental  » et la Constitution ont été imposés au Bey par la France et l’Angleterre. Je ne pense pas que le Bey est devenu, de lui-même, libéral et constitutionnel. Les réformes ottomanes, quant à elles, ont réussi dans une certaine mesure et échoué par d’autres côtés, notamment sous le règne de Abdelhamid Il qui s’est terminé par la révolution des  » Jeunes Turcs  » faite au nom de la modernisation de l’armée et de la sauvegarde du territoire ottoman.

Les Français ont considéré la Constitution de 1861-qui n’a pas été abrogée-comme incompatible avec le protectorat. Non, cette Constitution a été suspendue dès 1864, au moment de la révolte de Ali Ben Gdhehem. Elle n’a été exhumée que plus tard par les nationalistes et notamment par le Vieux Destour fondé en 1920 par Thaâlbi qui a réclamé l’application de certaines parties de la Constitution. Mais le texte en lui ­même a été suspendu avant le protectorat.

Les premiers Beys et la question de la souveraineté du pays dans un contexte régional dominé par la menace des Deys d’Alger, et international par le jeu des puissances (la France, l’Angleterre, l’Italie …) et la sujétion ottomane. On constate qu’il y a eu comme un jeu de balance entre ceux qui ont cherché à resserrer les liens de la Régence avec la Sublime Porte, seul moyen pour eux d’écarter toute influence étrangère, ceux qui ont convoité l’appui des puissances étrangères pour échapper à la domination ottomane. Ne pensez-vous pas que l’indépendance a été mise en jeu à chaque fois? Et peut-on parler d’indépendance de l’Etat tunisien à la veille du protectorat

C’est difficile à dire. Ce qu’on peut avancer, c’est que le Bey était libre de sa politique, mais dans certaines limites imposées par les puissances. Il y a eu une tentative de nationaliser le régime de la part de Khéreddine. C’est ainsi qu’il a obtenu en 1870 ou 71 que la Porte reconnaisse non pas la souveraineté mais l’autonomie de la dynastie husseïnite et son mode de succession héréditaire. Mais, jusqu’en 1881, la Tunisie est restée théoriquement province de l’empire ottoman et pratiquement autonome. Pour ce qui est du jeu de bascule, en 1864, à Sfax, on a fait appel au Sultan pour se remettre sous sa protection. En 1881, on pensait également que la Turquie allait aider les résistants tunisiens à sauver le pays de la domination française. Mais c’était utopique. La Turquie était elle-même soumise à l’influence des puissances européennes qui s’étaient imposées, par leur révolution industrielle et politique, comme maîtresses du jeu.

Peut-on parler d’indépendance de l’État tunisien à la veille du protectorat ?

On peut parler d’autonomie, mais avec cette obligation qu’avait le pays de se plier aux injonctions des puissances européennes dont les bâtiments pouvaient bombardera tout moment le palais du Bardo. Une de mes hypothèses est que si Ahmed Bey a voulu s’installer à Mohammedia, c’était pour échapper précisément aux canons des flottes européennes. Le XIXème siècle, c’était celui du triomphe des puissances européennes et notamment de l’Angleterre et de la France.

Les Beys et la construction de l’Etat tunisien. Même si les premiers monarques durant le XVIIIème siècle ont empêché la création dans l’Etat d’organes politiques capables de faire contrepoids à leur autorité, au cours du même siècle, les beys husseïnites avaient développé et organisé les institutions tunisiennes. Hammouda Pacha, à titre d’exemple a été considéré comme  » le régénérateur de l’indépendance  » (4). Que doit aujourd’hui l’État tunisien à nos monarques husséinites

Je pense que le mot  » indépendance  » est à bannir. On peut parler d’autonomie. Les archives sont claires : les beys n’obéissaient plus aux injonctions d’Istanbul. Mais la Tunisie était théoriquement province ottomane jusqu’en 1881, seulement autonome pour ce qui est de sa politique intérieure. En 1881, la France a reconnu l’indépendance de la Tunisie par rapport au pouvoir turc. Mais en fait, tous les pouvoirs sont passés aux Français. Il y avait ce paradoxe : quand la Tunisie est devenue officiellement indépendante, elle a perdu le pouvoir, la France s’étant substituée au pouvoir turc.

Quelle a été la réaction du Bey régnant, Mohamed Sadok Bey, vis-à-vis de l’installation du protectorat, en 1881 ? L’Europe, grâce à sa révolution industrielle et politique et notamment l’Angleterre et puis la France, est devenue maîtresse du monde. Le Bey a mobilisé son armée mais très vite, il a compris qu’il ne pouvait résister à l’armée française. D’autre part, il était conseillé par un piètre personnage, Mustapha Ben Ismaïl, que la France a tenu à écarter du premier ministère pour y installer une personnalité intègre. Bouattour, qui a travaillé à l’administration beylicale et s’est soumis aux instructions de la France. Le Bey pleurait pour garder son favori mais sans résultat. Il faut dire que la France a rétabli l’ordre en Tunisie et installé une administration moderne qui a servi ses intérêts mais dont les Tunisiens avaient profité dans une certaine mesure. N’oublions pas, et nous pouvons le dire cinquante années plus tard, que le protectorat a eu des effets négatifs mais aussi positifs. N’oublions pas que la population tunisienne, qui excédait de peu le million (1,2) en 1881, comptait, en 1956, plus de trois millions et demi d’habitants tunisiens. Donc la population a triplé, ce qui voudrait dire que les ressources de la Tunisie avaient augmenté, permettant à une population triple de subsister.

 

Que doit l’Etat tunisien aux monarques husseïnites ? Rien à votre avis ?

Si les monarques ont régné durant 250 années, c’est un peu grâce aux traditions instaurées par les Hafçides. Ces derniers ont fait de la Tunisie un espace qui obéissait à une certaine dynastie. Et les Husseïnites ont construit l’Etat tunisien malgré toutes ces injustices et toutes ces contradictions. L’Etat existait malgré tout en 1881. Et cet Etat où malheureusement les habitants n’avaient pas le droit à la parole, en était un alors qu’en Algérie, il n’y a pas eu pratiquement d’Etat à cause de la géographie. La Tunisie était un pays de basse altitude, facile à organiser alors que l’Algérie était un pays compartimenté par les montagnes et fermé sur l’extérieur du fait qu’il était difficile d’installer des ports sur la côte nord.

 

Les Beys et la gestion de l’Etat. Il faut reconnaître que certains beys n’ont pas été toujours constructifs. Certains par leur mauvaise gestion et leurs folles dépenses ont presque ruiné l’Etat. L’endettement de celui-ci aboutira à l’établissement du protectorat le 12 mai 1881. Est-ce leur faire injustice que de reconnaître qu’ils n’ont pas toujours été de bons gestionnaires et que certains étaient gagnés par la cupidité ?

Nous pouvons dire qu’ils ne sont pas responsables de la perte de l’indépendance. Ce sont plutôt les puissances européennes qui dictaient leurs volontés aux Beys de Tunis. A la fin de son règne, la dynastie s’est condamnée parce qu’à la fin de 1951, Lamine Bey a souscrit à ce que voulait la France, alors que Mohamed V au Maroc a résisté jusqu’au bout : il a été détrôné et envoyé en exil, mais il a sauvé la monarchie alaouite. Et probablement, si Lamine Bey avait fait comme Mohamed V, la monarchie aurait probablement duré davantage encore ; mais de toute façon, Bourguiba était antimonarchiste et aurait sauté sur la première occasion pour installer la République.

 

Et qu’en est-il de la cupidité de certains beys, de leurs folles dépenses, de leurs listes civiles augmentées au gré de leur soumission à  » la puissance protectrice « , de leurs dettes accumulées et laissées après leurs règnes (5)?

C’est tout à fait vrai. Les beys se considéraient comme des monarques et des  » possesseurs du Royaume de Tunis « . Ils ont Pressuré les populations, surtout rurales. Ils n’avaient pas compris que le pays ne pouvait pas supporter ce gaspillage et cette espèce de mégalomanie qu’ils affectaient. Par exemple, Lamine Bey a laissé un milliard de francs de dettes vis-à-vis du Trésor tunisien et demandé expressément dans des lettres au Quai d’Orsay qu’on paye ses dettes avant que le gouvernement de Bourguiba ne s’installe et ne le dénonce de façon formelle. La France a payé les dettes de Lamine Bey : il avait vécu avant son avènement dans la misère; une fois Bey, il a exigé de la France des voitures luxueuses, une liste civile qui dépassait cinq ou six fois celle du Président de la République… On peut dire qu’il avait la mentalité de  » prince oriental « .

Un petit-fils de Moncef Bey m’a confié, un jour, que les Beys husseïnites étaient pauvres par rapport aux rois et princes orientaux. Ceci n’est-il pas vrai ?

Non. Parmi les beys, il y avait certaines branches qui descendaient de beys qui ont accumulé certaines richesses. D’autres non. Et Lamine Bey a pris sa revanche une fois sur le trône, avec un milliard de francs de dettes. C’était trop !

Pensez-vous que si la Tunisie n’avait pas connu le régime du protectorat, elle aurait évolué vers des institutions démocratiques car pendant tout le protectorat, était en vigueur l’absolutisme beylical qui permettait, à la France, de mieux exercer sa tutelle et son contrôle sur le pays (2) ?

Si le protectorat s’était installé, c’était un fait mondial. Les puissances européennes avaient pratiquement imposé leur domination aux pays sous-développés. Si la Tunisie avait gardé son indépendance, la situation aurait continué comme elle l’était probablement sous Sadok Bey, à moins qu’un autre bey aussi intelligent et patriote que Hammouda Bey ait sauvé la situation qui était dramatique en 1881.

Les Beys et les femmes : Ali Bey, comme ses prédécesseurs, faisait chercher à Constantinople de jeunes et belles esclaves qu’il destinait à son harem ainsi qu’à celui de son fils l’illustre Hammouda Pacha. M’hamed Bey, raconte-t-on, avait un harem qui grouillait de 1.200 femmes de toutes les couleurs au point que les conséquences au niveau du budget de l’Etat étaient désastreuses. Par contre, M’hamed Sadok Bey n’avait qu’une femme. Comment expliquez-vous cela ?

Malheureusement, il n’y a eu que deux beys qui n’ont eu qu’une femme : Hammouda Pacha Bey et Sadok Bey qui avaient, tous deux, par ailleurs des Favoris. Certes, la cour pullulait d’odalisques ramenées de Constantinople notamment des Circassiennes réputées très belles. On dit que M’hamed Bey avait 1.200 femmes. Je pense que c’était exagéré. Mais il a eu beaucoup de femmes. Il partageait son temps ainsi : la matinée était consacrée aux affaires de l’Etat, l’après-midi au repos et à ses plaisirs personnels et la nuit à ses femmes. Sadok Bey était homosexuel et faisait chercher ses favoris dans les rues au point qu’on ne laissait pas son fils sortir dans la rue avant qu’il n’ait eu barbe au menton de peur qu’il ne soit raflé par les agents recruteurs du Bey et ramené au harem masculin de leur maître.

Et les conséquences de toutes ces dépenses sur le budget de l’État beylical

Je pense que le seul bey économe qui ait laissé un petit trésor à l’État était Hammouda Pacha parce qu’il avait conscience qu’il fallait défendre le pays contre les convoitises étrangères, d’abord de la Turquie qui a suggéré à son gouverneur de Tripoli d’envahir la Tunisie. Ensuite, if a engagé une autre guerre contre l’Algérie des Turcs qui avaient imposé une sorte de tribut à la Tunisie en 1756. Hammouda Pacha a laissé à peu près cinq millions de piastres dans les caisses de l’État. Ahmed Bey n’était pas dépensier pour lui-même, mais ses réformes mal conduites avaient ruiné l’État.

Comment jugez-vous la fin de la dynastie husseïnite `?

Si Lamine Bey avait mis son trône jeu, il aurait sauvé la monarchie au moins pour quelque temps. Mais, il ne l’a pas fait comme Mohamed V. Hegel disait :  » Un esclave n’est esclave que parce qu’il refuse de mettre sa vie en jeu « . Je dirai que le bey détrôné ne l’a été que parce qu’il a refusé un certain moment de résister aux Français.

Lamine Bey a fini humilié, sa famille emprisonnée…Le dernier monarque de la dynastie husseïnite a toutefois terminé ses jours dans la misère.

Effectivement, il a payé le prix de ses faiblesses de la fin de 1951 sous Hautecloque et de 1954 au moment du gouvernement Mzali.

Finissons cet entretien sur une note d’optimisme. Si nous regardons la Tunisie architecturale, nos Beys husseïnites nous ont légué des trésors dont certains servent aujourd’hui de bâtiments à l’Etat tunisien comme Dar et bey, le Palais du Bardo…ou encore des médersas, des mosquées etc…, même si quelques-uns de ces patrimoines n’ont pas été construits par les Beys eux-mêmes, ils ont été, toutefois, rénovés et embellis par eux.

Oui, durant deux siècles, ils ont créé de belles architectures et ont fait de Tunis une capitale. Je vous renvoie à un ouvrage de Ahmed Saâdaoui sur l’architecture de Tunis depuis la fin du XVIème siècle jusqu’en 1881 et dans lequel il a montré que les beys ont fait de Tunis une belle capitale jusque vers 1815. Et â partir de cette date, beaucoup de choses se sont dégradées du fait des problèmes de trésorerie.

(1) « Nègre je suis, nègre je resterai « . Livre d’entretiens avec Françoise Vergès, Albin Michel 2005

(2)  » Bulletin économique et social de la Tunisie. septembre 1955

(3) D’après Henri Cambon,  » Histoire de la Régence de Tunis, de 1270 à 1948) « , Éditions Berger-Levrault, 1948

(4) Mansour Moalla.  « L’Etat tunisien et l’indépendance « , CERES PRODUCTIONS, 1992

(5) Archives du Quai d’Orsay disponibles ù l’Institut supérieur du Mouvement national et archives nationales

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